Divine parole : Syd Filmore, Chapitre 3 - Nouveau testament.

| Ils avaient passés le titantron en même temps, un fait rare dans ce milieu. Mari et femme, main dans la main, applaudis par l'équipe en gorilla position. Ils avaient donné le meilleur de ce qu'ils faisaient le mieux. Le public y avait trouvé son compte, c'était divertissant, intense, la storyline complète. Ils en étaient satisfaits. Autant que Mr. Mayhem était motivé de reprendre le chemin du ring plus tard dans la soirée... Il s'était repréparé, ré-échauffé, Sarah l'avait coaché, et il s'était élancé de nouveau sous le titantron... Pour en revenir plus tard, défait... |

Meredith : Tu t'en es bien sorti grand frère ! D'une presque retraite à un second match, plutôt pas mal pour un vieux !

Mr. Mayhem : J'étais... à deux doigts de l'emporter. J'avais toutes mes chances, je le savais ! Sarah a fait ce que j'attendais d'elle : elle m'a redonné la foi, elle m'a refilé cette envie de gagner qui fait d'elle la meilleure lutteuse de l'histoire de cette industrie... Et je l'ai déçue.

Meredith : Quoi ? Qu'est-ce que tu chantes ? Déçue de quoi ?!

Mr. Mayhem : Je pouvais écrire l'histoire à nouveau, capitaliser sur ce moment et prendre le dessus, l'avantage, le large, reprendre le titre de la fédération et dire à tout le monde combien je suis pas mort, pas encore, pas tout de suite. Dire à tout le monde que je suis toujours un champion, un king of butchery, un crossroad tournament winner.

Meredith : T'es fatigué, Syd. T'as été très bon, deux matchs dans la soirée, ton aventure à la FGB continue et...

Mr. Mayhem : Tu sais Meredith, c'est pour ça que t'as pas été capable de rester dans le ring. Sarah comprendra ce que je ressens, elle sera déçue et moi et déçue avec moi. J'avais une opportunité. Et je sais pourquoi j'ai perdu.

Meredith : Ouais, moi aussi, et je sais aussi pourquoi tu dis de la merde. T'es épuisé. Sarah a dit qu'elle t'attendrait pour que vous rentriez ensemble, moi, je rentre avec Neil. On en a eu pas mal marre de votre cinéma ces dernières semaines, du coup on va s'accorder une pause.

Mr. Mayhem : ça fait des années qu'il me court après, qu'il m'use, qu'il me complimente, qu'il me cherche, qu'il me confronte et que je l'ignore. Et ce soir... Ce soir il a commis l'irrépable.

Meredith : De qui tu parles, encore ?

Mr. Mayhem : MJ Fuckin' PRICE. J'ai été patient, je l'ai ignoré toutes ces années, mais son geste de ce soir... ça aura des conséquences. Personne m'élimine sans conséquence. J'ai retrouvé la foi, la force... Et je vais redorer les lettres de MAYHEM. Je veux le briser. Et puis, sobrement, j'irai saluer Mask Marvel. Pour prendre des nouvelles, par exemple.

| La caméra fade out sur ce moment volé, Meredith médusée devant son frère qui semble délirer, mais qui s'en va rejoindre Sarah... La retraite... pas la retraite... Le combat... L'or... P'tain, ça tourne en boucle ces histoires... On est reparti pour un chapitre, même si on voulait souffler... (ta gueule, le narrateur) Cessons de briser le 4ème mur (t'es même pas sûr que ça se dise comme ça !). A bientôt (ouais, si le patron veut bien, en fait... ça reste lui le boss, on te rappelle qu'il vient de te refuser tes premiers congés en 7 ans... Tu parles d'une influence...) Non, c'est vous qui raccrochez, pas moi... |

| Les équipes de la FGB avaient été conviées dans la campagne française, dans une propriété secondaire du couple Filmore. Là, perdus au milieu de la campagne, le couple s'entrainait et se ressourçait. Là, dans une vieille grange en bois aux portes grinçantes, de la lumière émanait malgré le soleil couchant. En son sein, un homme. Serein, méthodique... Mécanique. Il répare une moto, en jeans et t-shirt souillés de tâches. |

Mr. Mayhem : Entrez donc, je vous en prie ! J'étais en pleine réparation, comme vous pouvez le voir ! Vous savez... Les jeunes, la détérioration... Ha, c'est qu'on sait plus trop à qui faire confiance quand on gare ces engins là. Non pas que ça vaille énormément de sous, à vrai dire, un modèle comme celle-ci, c'est plutôt sentimental qu'autre chose. Mais merde, pour le principe, c'est plutôt pas con : on touche jamais à la moto d'un autre mec. On passe des heures à veiller à ce qu'il y ait pas une gratte et à ce que ça brille alors pensez bien que ça fait chier quand on doit réassembler toute une mécanique mise à mal par les coups d'une arme quelconque porté par un crétin en recherche de reconnaissance.

Mais trève de bavardages ! Enfin, je veux dire, allons à l'essentiel : je nous ai installé un petit fauteuil là bas, avec un peu d'éclairage, ça vous fera un chouette plan pour l'interview que vous voulez faire.

| Il s'était dirigé vers le fameux fauteuil, et était donc désormais dans un joli décor de grange, vachement hipster, souriant. |

Mr. Mayhem : Je suis content que vous soyez venus jusqu'ici parce que c'est vrai que j'ai mis du temps à réagir. Ces dernières semaines, ça a été un véritable roller coaster, vous savez. Y'a eu ce match avec Sarah, puis cette histoire de Price... Et on en est là : canicule, covid-19 et la nécessité de remettre Price à sa place. Le pire, c'est que je le connais bien ce Price. Je dois dire qu'à une époque, on a même pu s'apprécier. On a tant en commun : il a soif de réussite, il a de la tchache, il manie les mots comme peu. Non, vraiment, je l'ai respecté. Et puis...

Et puis c'est parti en couilles quand je me suis rendu compte que le petit marchait un peu trop dans mes pas. C'est pas ça, ça me fait plaisir d'inspirer d'autres lutteurs : moi aussi j'ai été inspiré. Mais Price, il a voulu prétendre être mon frère, à un moment donné quand même. C'est loin dans le délire, vous trouvez pas ? Price il a voulu mener son couple au plus haut de l'industrie : il a foiré. C'est pas donné à tout le monde d'avoir Miss Sarah comme épouse. Price il a voulu être un champion : ça a foiré, puisque, quoi qu'il en dise, les livres d'histoires de la FGB sont formels : mes règnes, comme vice ou suprême sont historiques en longévité. C'est pas une invention, ça, c'est des stats monsieur.  

Je dois avouer que je me suis rebiffé sur lui de façon étonnante cette fois-ci. Je ne nie pas. Mais je voulais vous montrer cette moto, derrière moi, détruite. Réduite à la casse par certains et qui, pourtant, avec des heures et des heures de restauration, reviendra à elle même. Plus belle, plus forte. Révisée. Ces motos, c'est pas leur solidité qui m'épate. C'est le fait qu'elles se soignent, qu'elles se réparent. Sarah, Price, moi... Nous sommes l'élite mondiale du divertissement sportif. De la lutte. On attend de nous qu'on lève les foules tous les soirs, qu'on se batte sans répits, qu'on brille, qu'on prouve à quel point on est toujours les meilleurs. C'est un jeu vicieux, addictif. Un jeu que je veux fuir régulièrement. La vérité, c'est qu'on tombe tous. On est champion avant un autre. On est au sommet puis on redescent. Ce qui construit les légendes, dans cette industrie, c'est pas tant le fait qu'on puisse être champion. C'est le fait qu'on puisse le redevenir.  

Le public veut des histoires de rédemption. Les gens qui semblent increvables, c'était à la mode dans les années 80, quand ça se piquait dans tous les sens mais qu'il fallait "manger ses légumes". On est plus à cette ère là du sport. Nous on se casse la gueule, on se blesse, et shit, on est humains. Les fans me connaissent bien. Parfois plus que ma propre famille aux USA. Ils connaissent mon épouse, ils connaissent ma fille. Ils savent que Pétale est une marraine merveilleuse, que Methodcobra est un vrai pote. Ils sont pas dupes, on est en 2020. Et là, ils savent ce que j'accomplis.

J'me suis foutu au pied du gouffre avec Sarah. J'ai allumé un feu en espérant réussir à m'en échapper. Et, grâce à Sarah, j'y suis parvenu. Pas parce qu'elle est faible, mais parce qu'elle celle qui me complète le plus. J'suis pas sûr qu'elle se serait laissé perdre. Mais maintenant que j'en suis sorti, je dois éliminer les éléments perturbateurs un par un. Price en est, depuis des années. J'ai voulu nier l'évidence, mais sa volonté d'être un Filmore, de faire tout comme nous, d'essayer de nous déconstruire sans savoir comment. C'est terminé, ça. J'ai une histoire à raconter, et elle passe par lui. C'est un chapitre secondaire, une scène qui sera coupée au montage tant elle est une évidence. Mais c'est une pièce du puzzle. Il doit tomber. Il apprendra, avec humilité, ce que c'est de remonter une échelle avec des barreaux qui se cassent sous nos pieds. Il verra ce que font les regards d'une foule qui n'y croit plus. Et il remontra à nouveau. Ceci dit, dans mon histoire... T'es le gars qui tombe. Celui qui se relève s'appelle Syd... Syd Filmore.

Vous avez entendu cette foule lorsque j'ai pris Price sur mes épaules pour le GTS ? On se comprend, les fans et moi. Parfois, ça a été compliqué, mais là, on est de nouveau sur la même longueur d'onde. Ils savent que je me suis agenouillé pour cette fédération. Que je lui ai prêté serment. Fidélité. Ils savent que j'ai été capitaine quand tout le monde avait fui le navire. Ils savent ça. Price, que sais-tu, toi ?  

| Il avait marqué une pause, et les interviewers n'avaient pas eu l'occasion d'en placer une. |

Mr. Mayhem : On doit s'accorder sur un point. L'ancien Syd t'aurait jamais accordé une seule minute. Mais celui-ci est plus perfectionniste que jamais. Et s'il faut que je prenne 1 an pour éliminer un à un ceux qui m'ont causé du tord, je le ferai. Et l'histoire de ma rédemption sera parfaite.

| La berline noire s'était immobilisée près d'une Indian, au coeur d'un joli village, protégé par un chateau plus que centenaire et arpenté par des pavés typiques. Une belle carte postale pour un rendez-vous, semble-t-il délicat. Sortant de la berline, une tête familière bien qu'en disgrace ces derniers mois : Neil Whitis. Et près de l'Indian... Doit-on vous dire quel américain se trouve ? |

Neil Whitis : Merci d'avoir accepté de m'entendre, fils. J'ai pas mal de choses à te dire et ces quelques temps à l'écart m'ont fait du bien.

Mr. Mayhem : Ouais. J'ai pas énormément de temps, Neil, alors tu ferais mieux de m'en déballer un max, le plus vite possible, histoire que je coupe pas ta petite histoire avant un élément clé pour moi.

Neil Whitis : D'abord je voudrais te présenter mes excuses. J'ai fait ce que je pensais nécessaire. Et ça a merdé. Je t'ai trahi. J'ai trahis Sarah. Et tout ce qui arrive maintenant c'est en partie ma faute.

Mr. Mayhem : ça arrangeait bien Sarah, tes petites combines. J'ai cru que ça passerait, mais non. En ce moment elle pense que tout le monde est contre elle, qu'elle est le centre de l'existence et que.. Non, j'vais rien dire.

Neil Whitis : Elle a jamais eu facile à trouver sa place, cette petite. Pourtant, t'as de la chance de partager ta vie avec elle.

Mr. Mayhem : Sarah a toujours décidé plus que moi. Le problème, c'est qu'aujourd'hui elle a du mal à porter les choix qu'elle a fait. Tu penses que si c'était pas pour son nom de famille quelqu'un en aurait quelque chose à foutre de la jolie blondasse ? T'as déjà jeté un oeil à sa carrière ? Plug-n-play. Come and go. Elle a toujours fait ce qui l'arrangeait pas mal. Elle a pas fréquenté des fédérations de misère. Elle a toujours eu Pétale pour faire gaffe à elle quand elle déconnait trop, puis un nom pour se refaire une place dès qu'elle arrivait. Mais là, Sarah, elle gère plus. Elle préfère se mettre en scène dans des bars, jouer à Pétale. Sauf que Pétale est largement plus solide que Sarah. Sarah c'est un spectacle de magie, c'est une experte en pyrotechnique. Elle te bombarde d'effets, puis elle se casse.  

Neil Whitis : J'aime pas entendre ce que tu dis là. Tu parles sous la colère. T'es... tu... tu vas pas bien...

Mr. Mayhem : J'ai demandé une putain de pause à cette fédération. Pas une retraite, pas de l'or, pas de... Juste une fuckin' pause. On est bientôt à 10 ans sur la route sans s'arrêter. J'ai pas vu grandir ma fille. Je suis le gars le plus fantomatique de cet endroit, j'me pointe un beau matin quand les caméras sont installées, et j'fais ce qu'on me demande de faire, ce qu'on attend de moi. J'ai perdu la passion, Neil. La passion elle est là quand t'as en face un adversaire qui sort le meilleur de toi même. Moi ces derniers mois j'ai eu une épouse qu'en a profité pour faire remarquer à tout le monde qu'elle détestait tout ce que j'avais construit et un clone raté qui passe le gros de ses argumentaires à lorgner sur ma femme. Diamant Brut me manque. Tigerclaw me manque. Faire équipe avec Sarah me manque. C'est plus le cas.  

Neil, j'vais te dire... Si je t'ai laissé venir c'est parce que je sens un spectre au dessus de moi et que quand il me tombera sur la gueule, tu seras le seul à pouvoir m'aider à m'en sortir.

Neil Whitis : Quel spectre, Syd ?

Mr. Mayhem : Le divorce. Sarah est à deux doigts d'y succomber. Elle veut plus faire ce pas vers moi. J'ai cru que c'était pour le boulot, qu'il n'y avait rien de perso. Je me suis épuisé, époumonné à dire à tous combien je l'aimais, qu'elle était formidable et que tout allait bien. Mais, là. On se voit plus. On vit plus dans le même endroit. On dort plus dans la même chambre. A la base, ça nous permettait de respecter le temps de sommeil de l'autre, parce qu'on a pas les mêmes emplois du temps. Mais depuis peu, c'est devenu une belle opportunité pour elle pour m'éloigner encore un peu.

Neil Whitis : Et Sia ?

Mr. Mayhem : On garde les apparences. Sarah est comme moi, elle ne voudrait pas que notre fille traverse ce malheur-là.

Neil Whitis : T'as de l'espoir que ça aille mieux ?

Mr. Mayhem : De moins en moins. Je voudrais que Sarah se rende compte que ce qu'on fait sur le ring, c'est ce qu'on doit faire. Si j'me pointe face à un champion le même soir qu'elle, c'est pas pour lui faire de l'ombre. C'est pour survivre. Il me reste plus grand chose, ni ici, ni ailleurs. A ce rythme, ils me garderont aux commentaires quelques mois puis ça sera fini pour moi. J'suis entrain de me faire bouffer, c'est la règle de la jungle. Ce que j'ai de plus précieux, c'est deux personnes. Sarah. Sia. Même si Sarah en prenait ses convictions et partait, ça changerait pas. J'ai essayé de sauver ma carrière et ma famille.

Aucun des deux ne semblent avoir fonctionné.

| Les deux s'étaient regardés fixement. Neil avait ce regard désolé, dévasté, conscient de ses erreurs. Et Syd... Que fallait-il encore en dire ? Une chute inexorable, pondérée, alternante, changeante. C'était l'histoire qui nous était contée à la FGB, et dont la fin s'approchait comme elle disparaissait. Un paradoxe, un paradigme intime. Il était l'homme aux multiples succès, et le gamin broyé qu'on avait jamais réparé. Neil avait fait un pas vers Syd, qui du haut de ses presques 40 ans maintenant l'avait étreint dans ses bras. Neil était un père. Depuis toujours. Il devait aller voir Sarah, il en était persuadé. |

Neil Whitis : Je suis sûr que Sarah ressent la même chose. Laisse lui du temps. Je vais faire ce qu'il faut pour la voir, mais en attendant... tu devrais peut-être te demander si prendre du temps loin de la fédération ne serait pas une solution pour toi, pour vous.

Mr. Mayhem : Non. Je dois faire ce que j'ai à faire. Sarah aussi. C'est ce que nous faisons. C'est la seule chose que nous connaissons et la seule chose pour laquelle nous excellons.Elle s'y fera. Ou elle partira. Et de sa liberté viendra sa force. Elle a toujours été plus forte.

| Il était devenu rare le temps où les caméras étaient invitées à se glisser auprès de lui. A vrai dire, il n’est pas certain qu’il sache lui même pourquoi une invitation avait été envoyée. Mais puisqu’elle l’avait été, que les caméras étaient là, avec ce journaliste et ses grands yeux attendant des réponses, il faudrait bien parler. Chicago n’avait pas changé, ces 12 dernières années. C’était un de ces blocs infâmes et décolorés qui traversait les vies plus qu’elles ne pouvaient l’impacter. Alors que dire ? En arrière plan une ville, en premier plan un mec, la quarantaine bien faite, barbe grissonante. Un conteur d’histoires quelque peu fatigué, qui, en dehors de ses apparitions obligatoires, n’avait plus mis les pieds dans un show de lutte depuis un bail. Qui était-il, aujourd’hui ? Et surtout, que voulait-il dire ? |

Journaliste : Mr. Mayhem, bonjour.  

Mr. Mayhem : Bonjour.

Journaliste : Lorsque votre agence de communication nous a transmis ce lieu, cette date pour une rencontre, j’avoue que mon équipe a été surprise. Vos derniers mois à la FGB n’ont pas été les plus tonitruants et, de manière générale, nous avons tous accepté que vous n’aviez plus l’envie de nous voir et que vous prépariez vos …

Mr. Mayhem : Ta gueule. En fait, t’as raison, je voulais pas spécialement voir ta vilaine tronche te pointer ici, mais tu vois, faut bien que je montre à la fédération une fois de temps en temps que le contrat juteux négocié il y a quelques années vaut la peine. La vérité c’est que je vends plus de marchandises, je fais pas d’apparition publique et la dernière fois que j’ai vu une salle de gym c’était pour y rendre ma carte de membre.

Journaliste : Vous allez nous refaire le coup de la retraite ?

Mr. Mayhem : Pire - celui du statut quo. Tu penses qu’on peut l’aimer combien de temps ce métier ? On passe notre jeunesse à s’entrainer comme des fous, rêvant de croiser la gloire. On s’emballe devant les caméras, on s’explose les oreilles à chaque arrivée dans une arène. Et puis on devient des champions, et on célèbre. Les meilleurs d’entre nous parviennent à surfer là, au sommet… Les autres meurent ou s’emmerdent. Une fois qu’on est passé au plus haut niveau de ce sport on est vidés, simplement. Nos corps sont meurtris par les chutes, les coups, les tables traversées. On est pas mal sourds et on a croisé tellement de fans psychopathes que notre rapport avec les humains c’est plus le top.  

Journaliste : Pourquoi vouloir prendre la parole dès lors ?

Mr. Mayhem : Pour casser le mythe, dire que j’entends les fans. Je sais que ça se voit, que j’m’en tape. C’est destiné à rester comme ça. Vous voulez que je fasse quoi, hein ? Que je me casse le cul à m’entrainer pour aller reprendre un titre que des plus jeunes lorgnent désormais ? Non… Non, c’est irréaliste. J’suis bien là, je viens de temps en temps, je fais un match moyen et je me barre retrouver mon épouse et ma fille.

Journaliste : Question vie privée, ça va mieux du coup ? La dernière fois c’était pas top…

Mr. Mayhem : La dernière fois c’était y’a plus d’un an, évidemment que ça va mieux. T’as jamais eu de souci dans ta vie ?

Journaliste : Je suis un peu perturbé par votre agressivité, en fait… Vous êtes à cran ?

Mr. Mayhem : J’me fais chier, c’est tout.  J’suis censé bander en voyant Price faire le coup du petit prince de retour ?  

Journaliste : Elle est là la vraie raison de votre noire colère, n’est-ce pas ? Le retour de MJ Price, l’enfant prodige de Chicago ? Vos destins se sont croisés tant de fois, et on a toujours vu en vous deux tant de similarités. Comme des frères ennemis qui s’admirent autant qu’ils se détestent…

Mr. Mayhem : Arrête tes sentiments. On a déjà fait les discours : il a voulu me ressembler, il a foiré, c’est tout.

Journaliste : Mais à l’heure où l’on se parle, il est de retour, et il est fort… Alors que vous, monsieur, vous êtes… Vide.

Mr. Mayhem : J’ai toujours été vide. Piloté par la peur, la tristesse et la haine. J’suis un gamin foiré de Chicago. Toutefois, je viens de me souvenir de la raison de mon intervention.

Journaliste : Enfin, on y vient !

Mr. Mayhem : J’emmerde Price. Maintenant, casse-toi, j’ai plus besoin de tes services.  

| Il s’était levé, lunatique, plongeant son regard sur la ville qu’il surplombait. C’était un moment volé, hors du temps et inutile. C’était… Mayhem en 2022. |

I Le public était encore vibrant d’un main event qui clôturait une énième soirée dantesque à la FGB. Le spectacle de la reine des fédérations galvanise la foule qui se rêve tantôt en Mask Marvel, tantôt en MJ Price. Dans la gorilla position, cet espace où les lutteurs changent de monde, Neil Whitis attendait son protégé. I

Neil Whitis : Alors, c’est comme ça qu’on revient dans le main event ? Comme tu te sens ?

I Whitis n’avait pas le ton de quelqu’un qui avait apprécié le spectacle. Et Filmore pas l’allure de quelqu’un qui comptait s’arrêter pour discuter. I

Neil Whitis : Price et toi, que tu le veuilles ou non, vous avez grandi ensemble. Vous avez plus de points communs que de différences et… je pense vraiment qu’il te voulait du bien, même s’il a pu être dur dans certains propos.

I Les couloirs semblaient si longs lorsqu’une âme voulait fuir une discussion pour laquelle la pourchassait la seconde. Il fallait que l’un des deux brise le mur. I

Neil Whitis : Tu vas raconter quoi au prochain show ? En face à face, avec Price, s’ils te mettent dans un match, cette fois-ci j’y crois pas. Y’a quelques années, vous vous seriez battus à armes égales mais là… T’as remarqué qu’il continuait à s’entrainer, lui ? T’as pris quelques kilos, t’es plutôt vieux dans le roster et… c’est quand la dernière fois que t’as essayé d’entretenir ton talent ? Tu vis sur des vieux acquis qui se noient dans la puissance du talent des autres gars.

Mr Mayhem : Le talent est mien.

Neil Whitis : Tu vas aller jusqu’à lui piquer sa phrase fétiche ?

Mr Mayhem : Je me sens vivre, Neil. Voir Price se diriger vers le ring avec déception, ça me nourrit. Je vais pas me défendre, pas dire au public que j’ai fait ça pour m’incruster dans la course au titre… J’m’en tape du titre, Neil. J’m’en tape de cette fédération, j’m’en tape de Price. Il me reste quelque temps avec un corps plus ou moins fonctionnel pour encaisser des coups et en rendre parfois, ça paye pas si mal et avec le temps je me suis habitué à ce rythme de vie. Quand t’enlève les entrainements, les apparitions médiatiques, les interviews pour des magazines à la con, mon métier est pas si mal.

Neil Whitis : C’est clair que quand tu dis rien au public et que tu fais rien pour la fédération à part te pointer royalement deux heures avant un show pour voir avec quel adversaire tu dois te battre…

Mr Mayhem : Tu veux que je fasse quoi d’autre ? On peut pas rester au sommet éternellement.

Neil Whitis : Price, si.

Mr Mayhem : J’applaudis Price alors ! Il va se remettre de sa petite déception de ce soir, le public va l’ériger en martyr et, galvanisé, il partira à la conquête de ce match volé par le vilain Filmore. Ouhhhh ! Ça va vendre des billets ça, résolument.

Neil Whitis : Et s’il était sincère, dans sa déception ? As-tu imaginé une seule seconde que son admiration pour toi ait été réelle ? Il était là à chaque fois que t’as été champion, à ce que je sache.

Mr Mayhem : ça tombe bien, je ne l’ai pas été tant que ça !

Neil Whitis : Syd…

Mr Mayhem : Neil, j’en ai eu assez y’a longtemps de faire semblant d’être là par passion. On peut jouer la partition pendant 5 ans, 10 ans, puis on s’essouffle. Comme dans tous les métiers, en fait. On attend patiemment d’avoir mis suffisamment de côté pour se mettre à l’abri et se barrer. Tu te souviens, y’a quelques années, quand j’avais pu essayer de piloter des motos de course aux USA ?

Neil Whitis : J’ai dû t’arrêter parce que tes sponsors et les compagnies d’assurance voulaient pas.

Mr Mayhem : Exactement ! Alors que cette sensation grisante d’enfiler mon casque et de partir à toute vitesse, d’analyser les virages, les freinages, se battre dans l’aspiration d’un autre pilote… ça, ça me plaisait. J’étais encore suffisamment jeune et dans un championnat US, un transfert de discipline de la lutte vers du sport moteur ça aurait pu marcher. J’aurais adoré ça, Neil. Malheureusement, j’ai pas pu. T’as entendu les sponsors ces deux dernières années ?

Neil Whitis : Non, à vrai dire non.

Mr Mayhem : Voilà. Ils sont très heureux, eux, de ce que je fais. A part quelques t-shirts en plus, ça change rien que je preste en milieu de carte ou en main-event. Tout le monde s’en branle, la roue tourne, c’est comme ça. Alors surtout, Neil : laisse moi attendre que le temps passe.

Neil Whitis : Et « le talent est mien », alors ?

Mr Mayhem : Le talent c’est d’en avoir plus rien à branler et qu’il reste du monde dans cette fédération prêt à se débattre comme un insecte prêt à crever pour que je le remarque et que je vienne l’espace d’un instant fréquenter le même ring. Le talent c’est que cette fédération continue à me payer alors que des petits jeunes crèvent la dalle et font la file avec leurs dents longues pour passer sous le titantron. Le talent, c’est de s’offrir le luxe qu’à chaque fois que j’ouvre ma gueule en présence d’une caméra ça soit vu comme un miracle quand d’autres doivent, jour après jour, s’assurer de briller suffisamment pour pas tomber dans l’oubli complet. Le talent c’est d’être marié à Miss Sarah et que ça continue de faire parler tous le locker room parce qu’elle est brillante et bien au dessus de tous les simulacres d’êtres humains que cette fédération puisse accueillir. Le talent c’est de te dire que je t’emmerde, Neil, et savoir que demain tu seras toujours à mes côtés.

Neil Whitis : Le talent se gâche, Syd. Et t’as largement gâché le tiens en arrêtant d’y croire. Tu veux me reprocher de pas avoir été rouler à moto ? Bien, fais-le. Si ça te soulage, j’ai pire sur la conscience. En attendant, le talent, c’est que c’est pas toi qui négocie ton salaire et qui trouve des arguments foireux pour que cette fédération, que tu as pourtant aimé, te conserve de saison en saison. T’as aucune idée du boulot qu’on fait en coulisses pendant que t’explose de caprices en caprices. Et enfin, Syd : change de registre. L’histoire du gamin frustré, au crépuscule de sa carrière, c’est le seul truc que t’es capable de raconter. Quand je t’ai vu passer cette rampe ce soir, aller empoigner Price, j’étais en désaccord, mais j’ai cru y déceler une sincérité chez toi, un véritable appel au combat comme t’en as pas lancé depuis longtemps. Une fois de plus, on s’est tous plantés. T’es qu’un con.

I Le couloir s’était terminé puisque Mayhem s’était engouffré dans sa loge, fermant à double tour au nez de Neil Whitis, son conseiller et avocat. La discussion n’irait pas plus loin. Pas ce soir. I